
Je préparais mon bac quand tu es né le 14 février 1962, (un européen ne manquerait pas de relever qu’il s’agit de la saint Valentin). Dès tes premiers mois, je me souviens des redoutables bagarres entre mon frère cadet et moi à qui te prendrait dans ses bras et te ferait balancer sur son torse pour que tu te mettes à éclater de rire. Avec mes frères, tes oncles, nous t’avons transmis les premiers petits bonheurs, les premiers petits savoir-faire, les premières petites intelligences. Je te connais au moins aussi bien que mon fils aîné Omeyya que je devais avoir juste cinq ans après ton arrivée au monde. Alors, personne sauf tes géniteurs, ne peut prétendre te connaître plus ou mieux que moi. Surtout pas un flic interrogateur ou un juge « à dossiers ».
Dès ton adolescence je me souviens même de ce moment de grâce, comme tu aimes à l’appeler, ce moment où tu as mis brusquement fin à tes errements scolaires, à tes mauvaises fréquentations dans les cercles des joueurs de Noufi * dans notre quartier de Bab el-Djedid, pour te donner un autre modèle à imiter : ton grand-père, mon propre père. Un homme, « si » Hafnaoui, d’un métal unique fait d’un patriotisme héroïque puisqu’il a passé de longues années dans les geôles coloniales, et d’une foi en Dieu aussi pure que celle d’Abraham « qui n’habillait pas sa foi de démesure », comme dit de lui le Coran.
C’est dans cet esprit que tu as affronté tes études supérieures et que tu as réussi brillamment aux HEC de Tunis, dans le domaine du commerce et des finances. Tu ne manquais pas alors une seule prière de la journée, tu t’adonnais à des jours de jeûne de surcroît, en plus du mois sacré, et tu lisais souvent dans le Livre révélé. C’est à ce moment là que, de retour en Tunisie après mes études en France, je t’ai redécouvert habile polémiste contre mes idées « laïques ». Et que nous n’avons plus, dès lors, cessé d’affronter nos points de vue en la matière. Très souvent, ce tumultueux forum se passait alors que feue ta maman, ma grande sœur Naziha, se tenait entre nous, la peur au ventre croyant à chaque instant que notre vif échange allait nous conduire au pire, à la colère, à la rupture ou à la violence. Ton père, feu « si » Slimane, n’était jamais loin de la scène et j’avais toujours le sentiment qu’il était de mon côté mais ne voulait pas, par son intervention, envenimer davantage l’ambiance. Jamais, jamais tu ne m’as manqué de respect, malgré le ton bouillonnant de tes propos, jamais par un geste incongru, tu n’avais manifesté autre chose que ton amour pour moi et ton estime pour la pensée même quand elle est contraire à tes opinions.
Avant ton mariage, et au début des années 80, je t’avais aidé à venir auprès de moi en France pour entamer tes études de troisième cycle. De notre logement du côté de l’Opéra tu n’avais voulu apprendre de Paris que le seul itinéraire vers la Place de l’Ermite, où se trouve la grande mosquée de Paris, et tu as fini par retourner dans notre pays, insensible aux attraits de la ville de Lumières. De ta prison, ces mois-ci, tu me l’as rappelé dans une lettre émouvante où tu m’as écrit entre autres : « Souviens-toi, tonton Youssef, de mon chagrin et de ma déprime quand j’étais loin de la Tunisie, pourtant confortablement installé chez toi, et devant un horizon universitaire précis et important…c’est que jamais, je ne peux vivre ailleurs que sur cette terre bénie et, crois moi, dès mon retour et ma sortie de l’aéroport, je me suis mis à embrasser les murs… »
Non seulement tu as donné le nom prestigieux de Mohamed Ikbal à ton aîné, en souvenir de l’auteur le plus lumineux de l’islam contemporain, mais dès ta sortie d’une épreuve de jeunesse qui t’avait valu quelques mois d’incarcération en 1990 tu t’étais attelé à produire de la vie, de la tendresse en recevant coup sur coup trois autres petites filles. Qui peut raisonnablement t’accuser d’une volonté de détruire, de terroriser ou de désirer répandre la corruption sur la terre, comme il est dit dans les chefs d’accusation qui te tiennent éloigné de tes gosses depuis maintenant vingt mois ?
*Noufi : déformation du français Neuf (9). Un jeu d’argent qui consiste à avoir en main sur trois cartes la plus forte addition de points, sachant que la somme de neuf points ramène à zéro.
Dès ton adolescence je me souviens même de ce moment de grâce, comme tu aimes à l’appeler, ce moment où tu as mis brusquement fin à tes errements scolaires, à tes mauvaises fréquentations dans les cercles des joueurs de Noufi * dans notre quartier de Bab el-Djedid, pour te donner un autre modèle à imiter : ton grand-père, mon propre père. Un homme, « si » Hafnaoui, d’un métal unique fait d’un patriotisme héroïque puisqu’il a passé de longues années dans les geôles coloniales, et d’une foi en Dieu aussi pure que celle d’Abraham « qui n’habillait pas sa foi de démesure », comme dit de lui le Coran.
C’est dans cet esprit que tu as affronté tes études supérieures et que tu as réussi brillamment aux HEC de Tunis, dans le domaine du commerce et des finances. Tu ne manquais pas alors une seule prière de la journée, tu t’adonnais à des jours de jeûne de surcroît, en plus du mois sacré, et tu lisais souvent dans le Livre révélé. C’est à ce moment là que, de retour en Tunisie après mes études en France, je t’ai redécouvert habile polémiste contre mes idées « laïques ». Et que nous n’avons plus, dès lors, cessé d’affronter nos points de vue en la matière. Très souvent, ce tumultueux forum se passait alors que feue ta maman, ma grande sœur Naziha, se tenait entre nous, la peur au ventre croyant à chaque instant que notre vif échange allait nous conduire au pire, à la colère, à la rupture ou à la violence. Ton père, feu « si » Slimane, n’était jamais loin de la scène et j’avais toujours le sentiment qu’il était de mon côté mais ne voulait pas, par son intervention, envenimer davantage l’ambiance. Jamais, jamais tu ne m’as manqué de respect, malgré le ton bouillonnant de tes propos, jamais par un geste incongru, tu n’avais manifesté autre chose que ton amour pour moi et ton estime pour la pensée même quand elle est contraire à tes opinions.
Avant ton mariage, et au début des années 80, je t’avais aidé à venir auprès de moi en France pour entamer tes études de troisième cycle. De notre logement du côté de l’Opéra tu n’avais voulu apprendre de Paris que le seul itinéraire vers la Place de l’Ermite, où se trouve la grande mosquée de Paris, et tu as fini par retourner dans notre pays, insensible aux attraits de la ville de Lumières. De ta prison, ces mois-ci, tu me l’as rappelé dans une lettre émouvante où tu m’as écrit entre autres : « Souviens-toi, tonton Youssef, de mon chagrin et de ma déprime quand j’étais loin de la Tunisie, pourtant confortablement installé chez toi, et devant un horizon universitaire précis et important…c’est que jamais, je ne peux vivre ailleurs que sur cette terre bénie et, crois moi, dès mon retour et ma sortie de l’aéroport, je me suis mis à embrasser les murs… »
Non seulement tu as donné le nom prestigieux de Mohamed Ikbal à ton aîné, en souvenir de l’auteur le plus lumineux de l’islam contemporain, mais dès ta sortie d’une épreuve de jeunesse qui t’avait valu quelques mois d’incarcération en 1990 tu t’étais attelé à produire de la vie, de la tendresse en recevant coup sur coup trois autres petites filles. Qui peut raisonnablement t’accuser d’une volonté de détruire, de terroriser ou de désirer répandre la corruption sur la terre, comme il est dit dans les chefs d’accusation qui te tiennent éloigné de tes gosses depuis maintenant vingt mois ?
*Noufi : déformation du français Neuf (9). Un jeu d’argent qui consiste à avoir en main sur trois cartes la plus forte addition de points, sachant que la somme de neuf points ramène à zéro.